Retour sur 2024 – Ent­re­ti­en avec le réa­li­sa­teur Meh­di Sahebi

À l’occasion de not­re rap­port annu­el 2024, nous reve­nons sur un thè­me qui a par­ti­cu­liè­re­ment mar­qué not­re tra­vail au cours de l’année écoulée : l’incertitude d’une vie pro­vi­so­i­re, tel­le que la vivent de nombreu­ses per­son­nes réfu­giées en Suis­se – que ce soit pen­dant la pro­cé­du­re d’asile, dans le cad­re de l’admission pro­vi­so­i­re ou dans l’attente d’un regrou­pe­ment familial.

L’at­ten­ti­on du public a été atti­rée par la ODAE-Suis­se sur cet­te réa­li­té dans le cad­re de son tra­vail de sen­si­bi­li­sa­ti­on lié au rap­port spé­cia­li­sé « Les mêmes droits pour tou­tes et tous ? » avec la pro­jec­tion du film « Pri­son­niers du destin » le 4 sep­tembre 2024. Ce docu­men­tai­re de Meh­di Sahe­bi suit le quo­ti­di­en de per­son­nes réfu­giées d’Iran et d’Afghanistan, mar­qué par l’incertitude, les obs­ta­cles struc­tu­rels et la dif­fi­cul­té de s’installer dura­blem­ent en Suis­se, mal­gré une pré­sence sur le ter­ri­toire suis­se depuis longtemps.

Le film don­ne la paro­le aux per­son­nes con­cer­nées – avec sen­si­bi­li­té, un regard atten­tif et en lais­sant la place pour les con­tra­dic­tions. Dans cet ent­re­ti­en avec Marí­lia Men­des, membre du comi­té de la ODAE-Suis­se, Meh­di Sahe­bi évo­que sa démar­che artis­tique, de ses moti­va­tions per­son­nel­les et de ce qui res­te quand le temps sem­ble s’arrêter.

Vous trou­verez ci-des­sous un extrait de l’interview tra­duit en fran­çais. L’entretien com­plet est dis­po­nible en alle­mand, sous ce lien.

Les prot­ago­nis­tes de son film sont dans une sor­te d’é­tat de sus­pen­si­on. Ils ont vécu une expé­ri­ence de fuite trau­ma­tis­an­te et atten­dent une décis­i­on qui déter­mi­ne­ra leur ave­nir. Com­bien de temps dure ce pro­ces­sus et com­ment les gens le gèrent-ils ?

Les prot­ago­nis­tes se trou­vent en effet dans un état de sus­pen­si­on qui dure sou­vent des années pour de nombreux réfugié·e·s. Pen­dant cet­te péri­ode, ils vivent dans l’in­sé­cu­ri­té juri­di­que et socia­le, sans avoir la pos­si­bi­li­té d’ar­ri­ver réel­le­ment ou de fai­re des pro­jets pour leur avenir.

La maniè­re dont les gens gèrent cet­te situa­ti­on dépend for­te­ment de leur per­son­na­li­té et de leur carac­tère. Cer­ta­ins tom­bent dans une pro­fon­de dépres­si­on ou lut­tent cont­re une anxié­té inten­se. D’au­t­res font face à leur situa­ti­on avec humour, en riant de leur situa­ti­on et en cré­ant ain­si un équi­lib­re émo­ti­on­nel. D’au­t­res enco­re cher­chent du récon­fort au quo­ti­di­en en éta­blis­sant des rou­ti­nes ou en s’ac­cro­chant à de petits objec­tifs réa­li­sables. Mais il y a aus­si ceux·celles qui sombrent dans la rési­gna­ti­on, se sen­tent inca­pa­bles d’a­gir et vivent l’at­ten­te com­me un tour­ment sans fin.

Le trau­ma­tis­me de la fuite ren­force sou­vent cet état. Pour­tant, lors de mes ent­re­ti­ens avec les prot­ago­nis­tes, j’ai aus­si vécu des moments d’e­s­poir. Ils se sou­ti­en­nent mutu­el­le­ment, célèb­rent de petits suc­cès et trou­vent des moy­ens de gar­der du sens et de la con­fi­ance dans l’incertitude.

Cet état de sus­pen­si­on n’est pas seu­le­ment une affai­re bureau­cra­tique ou juri­di­que, mais aus­si une char­ge pro­fon­dé­ment humaine et émotionnelle.

Le film mont­re une pro­xi­mi­té impres­si­on­nan­te avec les prot­ago­nis­tes. Com­ment cela a‑t-il été possible ?

La pro­xi­mi­té avec les per­son­nes dont j’ai fait le por­trait est née d’u­ne longue col­la­bo­ra­ti­on basée sur la con­fi­ance, qui a exi­gé beau­coup de pati­ence. Le fait de tra­vail­ler seul m’a aidé à appro­fon­dir cet­te pro­xi­mi­té. Je pas­sais sou­vent plu­s­ieurs jours et plu­s­ieurs nuits avec les prot­ago­nis­tes, ce qui n’au­rait guè­re été pos­si­ble avec une équi­pe de tour­na­ge. Je leur posais rare­ment des ques­ti­ons direc­tes, mais je les écou­tais atten­ti­ve­ment et leur lais­sais la pos­si­bi­li­té de par­ta­ger leurs pen­sées et leurs sen­ti­ments à leur pro­pre ryth­me. Cet­te rete­nue a créé une atmo­sphè­re de confiance.

Pour des per­son­nes qui ont sou­vent vécu des expé­ri­en­ces trau­ma­tis­an­tes lors de leur fuite, la con­fi­ance ne va pas de soi. C’est un pro­ces­sus lent qui a deman­dé beau­coup de temps. La pro­xi­mi­té que l’on voit dans le film est le résul­tat de ces moments inten­ses pas­sés ensemble.

Lors­que les prot­ago­nis­tes ont vu le film ter­mi­né, leurs réac­tions ont été diver­ses. Cer­ta­ins ont trou­vé salu­tai­re de voir leur pro­pre expé­ri­ence repré­sen­tée de cet­te maniè­re, tan­dis que d’au­t­res ont par­ti­cu­liè­re­ment appré­cié l’au­then­ti­ci­té et la sin­cé­ri­té du film.

Mal­gré la situa­ti­on dif­fi­ci­le des gens, on sent de l’humour. Com­ment cet humour est-il enco­re possible ?

L’hu­mour dans le film, en par­ti­cu­lier dans les con­ver­sa­ti­ons ent­re les per­son­nes est remar­quable et off­re un con­tras­te important avec les sujets gra­ves aux­quels les prot­ago­nis­tes sont con­fron­tés. Cet humour est une capa­ci­té de com­mu­ni­ca­ti­on qui per­met aux per­son­nes d’as­si­mi­ler leurs expé­ri­en­ces trau­ma­tis­an­tes du pas­sé et de sup­port­er leur situa­ti­on actuelle.

Bien que l’am­bi­ance mélan­co­li­que soit per­cep­ti­ble dans de nombreu­ses scè­nes, j’ai aus­si sou­vent vécu des moments de rire chaleu­reux, en par­ti­cu­lier chez les jeu­nes prot­ago­nis­tes. Cet humour leur per­met de rela­ti­vi­ser leur situa­ti­on, de recon­naît­re les échecs et de con­ser­ver mal­gré tout une étin­cel­le de joie de vivre.

Pour moi, il était important de cap­tu­rer cet humour dans le film, car il mont­re à quel point les gens peu­vent être forts et créa­tifs face à des situa­tions de vie dif­fi­ci­les. Ce sont ces moments de légè­re­té qui non seu­le­ment tou­ch­ent le public, mais qui rap­pel­lent aus­si que même dans les moments les plus som­bres, la capa­ci­té de rire res­te une expres­si­on de l’humanité.

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Meh­di Sahe­bi, spé­cia­li­sé dans l’eth­no­lo­gie visu­el­le, est né en Iran et est venu en Suis­se à l’â­ge de 20 ans. Le film peut être visi­onné en strea­ming sur filmingo.ch.

Le 20 mai 2025 (mh)